Article écrit par Luc Pinguet
Chaque tête pensante avait sa propre vision de la performance. On peut même y voir une forme de narrations superposées. Il y a tout d’abord le scénario imaginé par les metteurs en scène Adrien Mondot & Claire Bardainne, le scénario écrit à chaque seconde de l’improvisation du danseur Jérémie Bélingard et le scénario qui naît des deux premiers. Ces multiples lectures de l’œuvre nécessitent une réflexion quant à la portée du propos que l’on souhaite diffuser et rendre intelligible.
Il est même possible que la vision du collectif soit relativement opposée à celle du danseur. Chacun voulant potentiellement raconter sa propre histoire. On peut retrouver ce type de scénario dans des contenus plus immersifs comme le cinéma 360 ou les jeux vidéo dans lesquels les scénarios sont rarement linéaires. En prenant du recul sur la performance, nous pouvons maintenant nous attarder sur le cas de Millumin, le logiciel qui a permis à cette expérience comme à beaucoup d’autres d’exister.
Depuis sa création en 2012, l’application de l’entreprise française Anomes n’a cessé d’évoluer. Philippe Chaurand, cofondateur, décrit Millumin comme un outil très généraliste pour l’art digital. Pour comprendre cela, il faut remonter à l’origine même de l’existence du logiciel.
À l’époque, les possibilités de projections numériques pour le spectacle vivant se résumait à des habillages réalisés sur des logiciels comme Adobe After Effect où il était obligatoire de prévoir la position exacte de chaque comédien, acteur ou autre danseur sur scène pour assurer la bonne lisibilité et compréhension de la volonté du metteur en scène. Aucune place à l’improvisation dans ce cas de figure bien évidemment.
Sans parler de l’absence totale d’optimisation pour ce type d’utilisation dans ces logiciels. Ainsi, Millumin est pensé comme un outil devant couvrir le maximum de fonctionnalités pour répondre au plus de besoins et envies d’artiste de scène. Mais pourquoi la scène à tout prix me direz-vous ? Il est simple aujourd’hui d’imaginer les utilisations de l’outil numérique dans de nombreux domaines, dont son utilisation est courante. En revanche, dans le cas de la scène, un des arts vivants les plus anciens encore largement pratiqué aujourd’hui, le numérique n’est pas chose courante étant donné les limitations techniques.
Nous pensions avoir atteint les limites de son évolution. Millumin a toujours eu pour ambition de les dépasser, de donner une nouvelle dimension aux arts vivants. Même avec ce postulat, l’application a connu de multiples revirements et extension de champs d’action. Si bien qu’aujourd’hui, elle est énormément utilisée dans des domaines éloignés des planches comme dans le cas de vidéo mapping sur monument. La demande pour ce type de service ne fait qu’augmenter pour assouvir les désirs les plus abstraits des artistes voulant offrir des expériences inédites au monde. Mais jusqu’où cela peut-il aller ?
La crise sanitaire mondiale causée par la COVID-19 a amené de nouveaux terrains d’explorations pour les représentations dématérialisées. Le nombre de solutions pour les concerts et les expériences immersives se multiplient sans interruption depuis. Ainsi, il est naturel de se demander où se place le spectacle vivant de ses transformations. Du théâtre live en réalité virtuelle ou augmentée ? Un concert dans le Metaverse ? Pouvons-nous décrire ces expériences scéniques comme spectacle vivant après la dématérialisation totale de l’artiste et de son œuvre ?
A priori, la réponse est tout bonnement “non” si l’on se cantonne à la définition littérale de “spectacle vivant”. La présence physique d’au moins un artiste du spectacle est nécessaire.
Cependant, si, pour la virtualisation du contenu, nous redéfinissons l’art vivant comme étant un art impliquant la présence réelle ou dans un espace virtuel d’au moins un artiste de l’œuvre, alors le champ des possibles évolue pour celui-ci. Il est tout à fait envisageable d’imaginer des scénographies pouvant atteindre des personnalisations et des possibilités infinies dans un monde virtuel : décors mouvants, mondes virtuels totalement immersifs et créés de toute pièce…
Dans ces conditions, des représentations interactives, comme celles proposées par Adrien Mondot & Claire Bardainne, pourraient prendre une toute autre envergure en s’affranchissant de la limite de la projection sur scène. En effet, dans un monde entièrement virtuel et manipulable par les inputs du performeur, l’effet grandiose et le caractère unique de la performance en seraient sans aucun doute décuplés.
Il est important tout de même de voir également les penchants négatifs d’une telle redéfinition du terme art vivant. Là où les spectacles rendues possibles par le logiciel Millumin laisse l’artiste au centre et seul maître de son œuvre, l’art vivant “virtuel” remet en question ce principe.
Effectivement, dans un monde totalement virtuel, la performance de l’artiste n’est plus diffusée directement, elle passe par un médium (captation de mouvement, animation de modèle 3D ou encore capture vidéo). Si la nature d’une œuvre réside dans sa manière d’être transmise, alors décrire une prestation virtuelle comme art vivant est de nouveau impossible.
C’est cet enjeu qui pousse des logiciels comme Millumin à proposer l’ajout d’éléments virtuels dans le monde réel pour augmenter une prestation plutôt que proposer des outils pour la virtualiser.
Pour conclure, en prenant le cas de Scary Beauty, et plus techniquement de Millumin, nous avons pu questionner la place de l’artiste dans son œuvre et réfléchir à celle qu’il pourrait avoir dans un contexte totalement dématérialisé. La volonté et la démarche des auteurs seront sans doute le facteur déterminant pour choisir entre immersion ou contact physique réel avec les spectateurs.
Il ne sera pas étonnant de découvrir dans un proche futur de plus en plus de nouvelles formes de spectacles immersifs comme ont déjà pu le faire certains artistes pour leur concert.